«La violence dans les stades révèle les maux de notre société»

«La violence dans les stades révèle les maux de notre société»

Abderrahim Bourkia

La violence dans les stades s’est transformée en un phénomène inquiétant qui altère l’image du Maroc. Dans cet entretien, Abderrahim Bourkia, chercheur en sciences sociales, décortique les causes multidimensionnelles de ce phénomène. Auteur de plusieurs enquêtes sur ce type de violence, il nous livre quelques pistes de solutions ayant déjà montré leur preuve sous d’autres cieux, notamment en Angleterre.

Finances News Hebdo : Le phénomène du hooliganisme prend de l’ampleur. Pour preuve, les attaques contre les forces de l’ordre lors du match FAR/DHJ en octobre 2014 et, plus récemment, lors du derby WAC/Raja. S’agit-il d’un phénomène nouveau ?

Abderrahim Bourkia : Je ne pense pas que ce soit un phénomène nouveau. Cela ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier d’ailleurs. La violence dans les stades est récurrente depuis des années, sauf que sa médiatisation a atteint son paroxysme. L’avènement de la société du spectacle et des nouvelles technolo­gies ont rendu possible la circulation vertigineuse des images des actes de violence. La société de l’image où les infos et vidéos tournent en boucle avec déme­sure alimente et nourrit le sentiment d’insécurité. Cela empêche la réflexion et la compréhension de ce qui se passe.

Vous avez évoqué les affrontements opposant une fraction de supporters ultras des FAR de Rabat aux éléments des forces de l’ordre. Les supporters des FAR parlent de provocations répétées de quelques éléments des forces de l’ordre au début, et puis de la tentative de confiscation de leur bâche - l’immense voile qu’ils déploient en bas de leur virage - qui est d’ailleurs sacré, symbole de fierté, et représente l’identité. Cela bien avant la charge contre les sup­porters, dont certains ont été blessés. Les jeunes supporters défendent leur territoire contre toute per­sonne hors du groupe. Pour eux, le représentant de l’ordre est considéré comme un corps étranger qu’il faut chasser du virage. Sans oublier la figure de l’agent d’autorité qui symbolise la répression. Le fait de voir des amis supporters tombés sous les coups de matraques attise la rage collective et la colère passa­gère. Nous pouvons inscrire l’agression du policier au dernier derby dans ce sens.

F.N.H. : Quelles sont les causes de cette violence ?

A. B. : Il y a celles qui sont inhérentes aux matchs et à l’univers des supporters. En effet, ces jeunes sont en quête de visibilité qui peut prendre un aspect festif ou violent. La logique partisane qui cimente les groupes de supporters, suppose que l'on affiche une hostilité à l'égard des «autres» (membres rivaux, pouvoirs publics…). La violence peut jouer ici un rôle d'intégration sociale et a pour conséquence égale­ment une consolidation des identités individuelles et collectives. Dans l’univers du «supporterisme», on affiche plutôt une violence symbolique qui vise à faire peur et à faire taire les adversaires. Cela n’exclut pas que la dynamique au sein du groupe peut dériver vers un affrontement physique pour se défendre ou en découdre avec les rivaux. Il y a ce qu’on peut appeler un processus d’enchaînement d’incivilités verbales qui font partie de la violence symbolique, et qui peut finir sur des bagarres entre les antagonistes.

Dans sa quête de reconnaissance sociale et d’estime de soi, un adolescent est prêt à courir des risques. S’adonner à de petits délits, à des actes de violence et à la casse pendant des manifestations sportives et culturelles participe à la construction de ce qu’il estime être quelqu’un de «respecté» et de reconnu pas ses pairs.

Aussi, certains supporters rongés par le regret et déprimés par la défaite ressentent de la frustration et peuvent s’adonner à des actes de violence contre les adversaires, les biens publics/privé – en commençant par le stade. Ces échanges de violence opposent et unissent à la fois les groupes de supporters apparte­nant à la même équipe. Ils adoptent ce qui ressemble à des règlements de comptes ou «vendetta», sup­posant une comptabilité des affrontements. Ainsi, la quête de réparation des uns est un nouvel affront pour d’autres. Le cycle vindicatif ne s’achève jamais.

Par ailleurs, il y a les causes qui sont liées davantage aux contextes socioéconomiques du pays. Les actes de violence révèlent une partie des problèmes et des maux qui rongent notre société. C’est le corps social lui-même qui produit et nourrit ces faits observables. Souvent, certains supporters profitent de l’anonymat et s’adonnent à de petits délits ou carrément à du «caillassage» des abribus, des bus, des voitures et des devantures de magasins ou de cafés. Mais la présence de bandes organisées de voleurs - ou «Zeramas» dans le vocable des supporters - est davantage observable au stade et dans les virages. Le stade n’amène pas que des supporters. Des affai­ristes sont présents et le commerce du vol trouve sa place dans l’arène. L’idée que l’injustice économique n’est pas sans rapport avec certains débordements de violence. Il y a toute une réflexion sociologique qui gravite autour de la frustration comme moteur de la violence. La discrimination économique peut donner une explication aux actes de violence.

L’insatisfaction des attentes légitimes d’un groupe social est motrice de violence. Un courant de la sociologie de la délinquance pose un constat assez semblable en ce qui concerne ce type de violence sociale urbaine. Laurent Mucchilli, l’un des représen­tants de ce courant, tranche : «la forte croissance de la délinquance juvénile à partir des années 1950 est directement liée au cycle économique de croissance qui a permis l’avènement de la société de consom­mation». Ce constat est transposable sur notre société d’aujourd’hui. Ces jeunes, issus des quartiers popu­laires et de familles défavorisées, sont en effet en proie à de vives inquiétudes et aux problèmes sociaux actuels liés au chômage, à la pauvreté, à l’exclusion, au mépris, à l’incompréhension, au manque d’inté­gration ou bien au rêve de la fuite vers l’eldorado occi­dental. Mais au-delà de cela, les violences aux abords des stades mettent à l’épreuve l’homogénéité de la société marocaine, ses insolites formes de cohésion et d’hétérogénéité et leur véritable dynamique, ses figures de socialisation et de sociabilité. Au fond, c’est plutôt le recul des valeurs, le manque terrible d’empathie envers l’autre vulnérable, qui fait naître la frustration, la violence et la fait perdurer. Ces actes délibérés révèlent une déstructuration des liens sociaux en général parmi la jeunesse marocaine et expriment une partie des tensions de notre société.

F.N.H. : L’interdiction d’accès au stade (le WAC a écopé de 4 matchs à huis clos dont un avec sursis) est-elle la bonne solution ?

A. B. : L’interdiction de stade pourrait être une sanc­tion efficace. Cependant, il faut s’interroger sur la façon de l’appliquer. Hélas, ce n’est guère une solu­tion car les auteurs des actes de violence et de van­dalisme peuvent sévir ailleurs, loin du stade. Le huis clos sanctionne davantage les clubs. Je ne suis pas pour les peines privatives de liberté non plus, surtout quand il s’agit de mineurs impliqués. L’idéal serait de les accompagner dans la prise de conscience de leurs actes (éducateurs, suivi...). Ne prenons pas le risque de les désocialiser davantage et de les couper de ce qui les cadre encore, à savoir leur famille, le collège, le lycée, leur vie sociale. Autrement, le législateur les condamne à jamais. Sachant, malheureusement, que la prison fabrique elle-même de la délinquance et qu’un jeune qui a été condamné à de la détention n’en ressort que plus faible et plus déstructuré, donc plus dangereux pour lui et pour les autres à sa sortie. En tout cas, un jeune mal influencé qui a commis un délit mineur, au lieu de payer le prix fort, devrait se voir assorti d’un avertissement suffisamment décou­rageant pour qu’il ne renouvelle pas d’actes de vio­lence et, pourquoi pas, des travaux d’utilité publique.

F.N.H. : De part l’intérêt que vous portez à cette violence, où situeriez-vous l’expérience marocaine en la matière ?

A. B. : Les enquêtes de terrain que j’ai faites m’amènent à penser que la violence liée au stade est complexe. Les sources d’explication de cette vio­lence sont multiples et non limitatives. Il y a le social, l’économique, le culturel et le psychologique. A titre d’exemple, nous pouvons évoquer certaines normes sociales nouvelles qui gagnent du terrain parmi les jeunes. Une culture de rue s’est installée progressive­ment. Dans le monde des supporters de football, deux modèles de «supporterisme» prédominent : le modèle anglais et le modèle italien. Le premier renvoie aux hooligans et le second aux ultras, se revendiquant du mouvement ultra italien largement politisé. Ils investissent les tribunes populaires situées derrière les buts, se tenant ainsi debout dans les virages. Les actes de violence produits par les supporters ont fait l’objet d’une surabondance de littérature en Grande Bretagne notamment où le phénomène était plus récurrent : je vous renvoie aux rapports de Lord Harrington (1968), John Clarck (1978) Norbert Elias (1986), Peter Marsh (1996) et Richard Giulianotti (1999). Alors que l’expérience marocaine diffère des autres. Cette violence est sporadique. Généralement, il ne s’agit pas d’un rituel parfaitement orchestré comme faisaient les Anglais. Dans ces groupes seg­mentaires, les sentiments intenses d’affection au sein du groupe «dans le groupe» et de l’hostilité envers les groupes «hors du groupe» sont tels que la rivalité est virtuellement inévitable lorsque leurs membres se rencontrent. Ainsi, à cause de leur normes de mas­culinité agressive, et parce qu’ils sont relativement incapables de se contrôler, le conflit qui les oppose débouche facilement sur des affrontements.

F.N.H. : Quelles sont les approches ou remèdes ayant prouvé leur efficacité sous d’autres cieux ?

A. B. : Le contexte diffère largement d’un pays à l’autre en Europe. Les Anglais ont pu pacifier les stades après un travail de fond et de longue haleine. D’après le premier rapport rédigé par Lord Harrington sous le gouvernement de Thatcher, le psychologue a expliqué qu’il s’agissait d’actes de violence exercés délibérément d’une manière organisée et prémédi­tée par d’authentiques supporters de clubs anglais. Chaque groupe, dans sa quête d’être vu et reconnu, en compétition avec d’autres groupes, s’opposait et cherchait à afficher sa supériorité, vengeant une défaite ou prolongeant une victoire. Les auteurs étaient jeunes, âgés pour la plupart de moins de 21 ans et issus des classes populaires. Ils subissaient de plein fouet la politique de rigueur et d’austérité du gouvernement. A cette époque, Margaret Thatcher aux commandes voulait redresser l’économie au détri­ment des classes ouvrières et des couches sociales défavorisées. A la pauvreté, le chômage, la margi­nalisation et les grèves s’ajoutait le plan d’urgence gouvernemental de lutte contre la violence dans les stades. La brutalité des mesures a donné un coup de pouce au phénomène. Dans ce contexte de difficulté économique et de dysfonctionnement de la société britannique, le football devenait un lieu d’expression de l’errance socio-économique des jeunes exclus de la société. Pour les sociologues et les anthropologues anglais, cette violence est produite par des jeunes exclus cherchant à se venger du système anglais qui les marginalise. Sauf que, pour revenir aux remèdes, les Anglais sont parvenus à lutter contre la violence dans les stades en combinant les approches sociale, économique et sécuritaire, avant d’augmenter les prix des billets.

hooliguanisme far contre dhj

F.N.H. : Les ultras au Maroc sont-ils assez organisés pour contribuer à l’éradication du phénomène de la violence ?

A. B. : En ce qui concerne les groupes des ultras au Maroc, il faut nous interroger sur les différents types de supporters, dont ceux qui s’adonnent à des actes de violence. Sont-ils tous des supporters, des ultras, des désoeuvrés ou petits «voyous» qui profitent des rassemblements aux abords des stades pour se défouler. Nous ne pouvons pas, non plus, affirmer que ces forfaits sont produits par des personnes qui prennent en otage le football et son spectacle. Et nous ne pouvons pas affirmer, non plus, que seuls les supporters de football sont impliqués dans ces actes de violence. Et comme je l’ai mentionné pré­cédemment, nous trouvons des actes de violence qui gravitent autour des supporters et des groupes ultras et d’autres qui obéissent au déterminisme socio-économique. Les groupes ultras animés par un farouche esprit de compétition avec d’autres groupes peuvent répondre ou venger une défaite et s’adonner à des actes de violence. Et pour conclure, les agents de socialisation : la famille, l’école, les maisons de jeunes, l’association et les institutions, devraient jouer un rôle plus important. La création d’espaces socioculturels où les jeunes peuvent s’adonner à des activités sportives et culturelles est, entre autres, l’un des moyens d’encadrer les jeunes et de les amener à adopter des valeurs plus conformes à la vie en groupe. Sachant qu’il existe des jeunes en marge qui vivent en dehors de la société et qu’il faut vraiment intégrer et aider à se construire et à fuir les modèles déviants qui les entourent.

Propos recueillis par Wadie El Mouden

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